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Pavlo Makov

Pavlo Makov est né en 1958 à Saint-Pétersbourg (alias Leningrad, Russie), mais sa famille s’est installée en Ukraine quand il avait trois ans et il a la nationalité ukrainienne. Il est diplômé du Collège d’Art de Crimée, du département de peinture de Simferopol, de l’Académie des arts de Saint-Pétersbourg, et de l’Institut des arts et de l’industrie de Kharkiv.

            Il a participé à beaucoup d’expositions internationales où il a remporté de nombreux prix : Biennale d’art graphique (Kaliningrad, Russie, 1990, 1992 et 1998), VIe Biennale Internationale de la Gravure et du Dessin (Taipei, Taiwan, 1993), Triennale d’Osaka 94 (Osaka, Japon, 1994), Triennale nationale de Gravure 97 (Kyiv, Ukraine, 1997), etc. En 2009, il a reçu la Médaille d’Argent de l’Académie Ukrainienne de l’Art. Il a participé à de nombreux projets en Ukraine et à l’étranger et ses œuvres figurent dans des musées en Ukraine, Russie, Hongrie, Italie, Espagne, Grande Bretagne, aux USA et dans d’autres pays.

Il vivait et travaillait à Kharkiv (Ukraine) et il a longtemps affirmé, jusqu’à très récemment, qu’il ne quitterait pas Kharkiv, mais il a quitté l’Ukraine en mars, en voiture avec sa femme sa vieille mère, pour gagner Vienne, d’où il a rejoint Venise.

Sa philosophie artistique tient en une phrase : « Notre place est quelque part entre l’être et le non être, entre deux fictions ». Cette phrase est une citation du philosophe roumain apatride Emil Cioran (1911-1995). Elle se trouve dans Aveux et anathèmes (1986). Autour de ce fragment, gravitent les dessins de Makov, créés avec des crayons de graphite, quelques crayons de couleurs, ainsi que des aquarelles et des gravures sur cuivre en taille-douce qu’il peut utiliser plusieurs fois pour une même œuvre. Il utilise des feuilles de papier, généralement de grands formats. Son alphabet artistique primaire comporte surtout des villes orchestrées comme des arbres généalogiques, des sortes de Mappae Mundià la manière constructiviste ou encore des Babylone horizontales, plus proches de l’enfer que du paradis, qui semblent plongées dans un silence de mort.

Ce ne sont pas seulement des villes imaginaires. Il faut saisir dans ces figures d’infrastructures en ruine, typiques de villes post-soviétiques, des espaces publics négligés où les interruptions constantes de l’approvisionnement en eau ont contribué à déglinguer les fontaines publiques et à installer une atmosphère de délabrement. Makov s’est penché longtemps sur les lieux aqueux, mais dans la mesure où ils favorisent des liens entre les humains lorsqu’ils sont entretenus : rivières autour desquelles se développent des villes, fontaines où l’on se rassemble et lacs pour loisirs heureux. Néanmoins, dans notre monde, ce sont des lieux où l’on constate l’épuisement des ressources naturelles, l’épuisement physique et psychique post pandémique, la fatigue des médias sociaux et l’épuisement par les guerres.

Makov dénonce ainsi ce qui est devenu des « non-lieux », d’autant que chacun y est désormais sous surveillance, grâce aux caméras qui ne cessent de traquer le moindre mouvement. Il est non moins attentif à l’architecture monotone des maisons dont les habitants ne se servent que pour dormir et partir travailler. Dans leur monotonie, elles deviennent en quelque sorte invisibles : « La question n’est pas de savoir dans quelle mesure chaque plan des lieux ne coïncide pas avec le plan existant de ceux qui l’habitent, explique l’artiste, mais dans quelle mesure ces deux plans peuvent vraiment coïncider ».

 

La Fontaine de l’épuisement

C’est à la 59ème Biennale d’art contemporain de Venise (2022) que l’on trouve une de ses œuvres majeures. Inaugurée le 19 avril, La Fontaine de l’épuisement (The Fountain of Exhaustion) représente l’Ukraine au sein du pavillon de ce pays. [LIEN A PHOTO DE L’OEUVRE] Elle est composée de 78 entonnoirs en cuivre, disposés en forme de pyramide, sur une paroi de plus de trois mètres de haut montée sur une plateforme de trois mètres carrés. Chaque entonnoir est muni de deux becs et l’eau versée se divise en deux flux, alimentant les entonnoirs situés en dessous. Seules quelques gouttes atteignent le bas de cette pyramide.

Cette œuvre est la réélaboration d’une œuvre conçue en 1995 pour signifier le sentiment d’épuisement, à Kharkiv, dans les années 1990. En 1995, la ville faisait face à une série d'inondations, après de longues semaines de sécheresse. Les dégâts causés par ces phases de sécheresse et d’intempéries, couplées à l’effondrement économique de l’Ukraine après l’implosion de l’URSS, avaient été interprétés par Pavlo Makov comme le symptôme d’un épuisement général, celui de l’environnement, du social et de l’humain.

Pavlo Makov en a fait depuis d’autres versions, qui ont été exposées en 2004 et 2017, dont une très grande de plus de 200 entonnoirs. L’œuvre de 1995 ayant été endommagée par les bombardements sur Kharkiv, les entonnoirs ont été récupérés pour la nouvelle version exposée à la Biennale, qui prend une signification bien plus vaste. « Épuisement » renvoie à l’Ukraine, à ses soldats, à sa population et aux autorités, aussi bien qu’à l’artiste lui-même. Épuisement n’est évidemment pas renoncement. Il s’agit plutôt d’une fatigue générale devant la difficulté d’arriver à un but précis. Mais que quelques gouttes réussissent à parcourir la pyramide indique bien que la résistance à l’épuisement est possible. La résistance l’emportera, d’une manière ou d’une autre, quel que soit le temps nécessaire. Avec ce travail, le pavillon ukrainien tient bon contre l’adversité. Pour les commissaires, l’œuvre incarne le courage et la dignité de tout un peuple dressé contre ceux qui s’efforcent de le rayer de la carte.

Aujourd’hui, l’épuisement et la résistance seraient donc ceux de tout un peuple. « C’est une triste métaphore de la situation, lâche Pavlo Makov, conscient de participer au titre de l’art à la reconstitution d’une culture ukrainienne qu’il faudra ressaisir après la guerre, même si « l’art n’est pas un antidote, mais un diagnostic de l’état du monde », ajoute-t-il.

L’œuvre a failli ne jamais être montrée. Au moment de l’invasion de l’Ukraine, les commissaires du pavillon ukrainien, à la Biennale, ont annoncé par un post instagram que le pavillon ne pourrait pas ouvrir. Mais Venise était une occasion à ne pas rater. C’est pourquoi, le 1er mars, l’équipe annonçait sur Instagram « Nous ferons tout notre possible pour sauver l’œuvre d’art unique produite par Pavlo Makov (…) et pour représenter l’Ukraine sur la scène artistique internationale comme elle mérite de l’être » [“We will do everything possible to save unique artwork produced by Pavlo Makov (...) and to represent Ukraine in the international contemporary art scene the way it deserves to be represented"]. A la mi-mars, alors que le pays, envahi par les troupes de Vladimir Poutine, s’enfonçait chaque jour un peu plus dans le chaos, les commissaires ont confirmé leur participation avec ce commentaire : « Dans des moments comme ceux-ci, le fait que l'Ukraine soit représentée dans une exposition internationale est plus important que jamais. Lorsque le droit à l'existence de notre culture est remis en question par la Russie, il est crucial de montrer nos réalisations au monde. »

Les vols étant interrompus et les communications difficiles, il n’était pas question de transporter l’œuvre à Venise comme il avait été initialement prévu. Une des commissaires, Maria Lanko, s’est donc adaptée à ces temps de guerre. Le soir de l’invasion, elle a mis les entonnoirs dans trois cartons, qu’elle a chargés dans sa voiture et pendant six jours et six nuits, elle a traversé l’Ukraine, en cherchant la route la plus sûre, pour les mettre à l’abri. Elle a fini, en mars, par rejoindre Vienne d’où les cartons ont été envoyés à Milan. C’est là que la base, qui n’était pas transportable, a été reconstituée, en présence de l’artiste, avant que l’œuvre ne soit transportée à Venise. Sur ces péripéties, voir les articles du site Artshelp (3 avril 2022) et du New York Times (18 avril 2022) et l’interview donnée, à la fin février, par Maria Lanko au site Artmargins.

            Cet acheminement à Venise dans des conditions acrobatiques vient paradoxalement souligner la face positive de l’œuvre : non pas « l’épuisement » (la déperdition de l’eau, d’entonnoir en entonnoir) mais la résilience (le fait que, malgré tout, quelques gouttes parviennent au bout du parcours). Les bombes de Poutine n’ont pas eu raison de l’œuvre.

Le travail des commissaires et de l’artiste

Les commissaires et l’artiste (ici sur la photo, dans l’ordre : Borys Filonenko, Lizaveta German, Maria Lanko et Pavlo Makov) reconnaissent dans l’œuvre présentée à Venise un épuisement de la planète qui est devenu celui d’un peuple. À leurs yeux, Makov ne se contente pas de dénoncer Poutine et son offensive, il dénonce aussi la candeur – ou le cynisme – du monde occidental, qui n’ose pas affronter le dictateur. « Les démocraties ne sont pas prêtes à se défendre », insiste l’artiste, avant de préciser encore : « Écoutez, tout le monde criait après les événements de Tiananmen et après, quoi ? Ils ont continué à faire des affaires avec la Chine. Parce que c’est l’argent qui décide de tout. Votre président, Macron, il est stupide de vouloir polémiquer avec Poutine. On ne se dispute pas avec un escroc et un bandit ! » Une partie de sa famille étant demeurée en Ukraine, il se trouve pris entre l’agacement, la colère, la haine et la lassitude. « Depuis huit ans, nous sommes en état de guerre, et personne ne s’en est inquiété. Maintenant, il est trop tard pour s’intéresser à nous ».

Le site de Pavlo Makov

Sa galerie à Kyiv : The naked room

23 avril au 27 novembre 2022, 59e Biennale de Venise. Arsenale Campo de la Tana.