Bucha, libérée le 2 avril, est l’une des villes les plus affectées par l’agression russe. Une résidente, la violoniste Mariana Hlieva, directrice du département des instruments à corde au Conservatoire de Bucha, professeur de violon, membre d’un quatuor et d’un ensemble de musique ancienne, a expliqué, sur le site The Claquers, ce que peut vivre une musicienne obligée de fuir. Voici son témoignage :
Une survivante de Bucha : histoire d’une violoniste.
Savez-vous que le son de l’alarme aérienne n’est pas seulement atonal et arythmique, mais aussi qu’il n’est pas tempéré ? Il commence un quart de ton au-dessous du do1 et finit 9 cents au-dessus du la. C’est à ça que ressemble la vie des Ukrainiens à présent : dépourvue de structure, de sens, de logique et d’harmonie.
Le 24.
Je me rappelle comment ça a commencé, par la sonnerie suraiguë du téléphone, à cinq heures du matin. « Ça a commencé », dit brièvement la voix de ma mère, et elle court comme un choc électrique jusqu’à mes talons. Ça ne peut pas être vrai, ça ne peut pas, ça ne peut pas. Tous les « experts », bon sang, ont dit que rien n’arriverait. Nous avons des billets pour Valence pour après-demain. Je viens de jouer Legrenzi et j’ai commencé Geminiani ! J’entraine Mykyta pour le concours. Il a déjà joué ses variations hier – je venais de lui acheter un violon normal. Dans quelques jours, mon ensemble junior jouera, pour la première fois sur scène, une chanson sur un petit train ! Je refuse de partir avant, « au cas où », car comment puis-je laisser tomber les élèves qui ont à peine éclos, quand il y a espoir d’une récolte honorable ? Comment est-ce que tout peut commencer si soudainement, sans avertissement, sans nous laisser le temps de finir les choses et de nous préparer ?
Toutes ces pensées entrent dans la tête, comme de l’eau bouillante, et le corps est paralysé par la peur. Peut-être que c’est une erreur, un cauchemar, seulement de petites attaques terroristes, qui provoquent de l’anxiété et sont suivies des sempiternels discours préoccupés des politiciens – gros, lourds et vides, comme des céramiques antiques.
Néanmoins, les phases de rejet et de procrastination ont peu duré, dans notre quartier qui est à peine à deux kilomètres de l’aéroport. On a entendu le SON. Et après, toujours plus.
Quiconque a entendu des tirs et des explosions sait que, dans les mille secondes où le son retentit, le cerveau a le temps de se demander pourquoi le volume augmente tellement, dépassant largement le niveau de décibels habituel ; et, à la fin du tir, le cerveau a le temps de préparer un cocktail d’adrénaline et de cortisol, pour produire une incontrôlable horreur digne d’un animal primitif.
Je suis à l’abri depuis longtemps, mais je sursaute encore au moindre bruit ; une voiture passant devant les fenêtres, la nuit, anéantit tous mes efforts pour m’endormir.
A présent que ma ville est occupée, que les maisons ont été détruites et pillées et que les corps des habitants sont éparpillés, il est dérisoire de préciser que, en fuyant, je n’ai pris ni brosse à cheveux ni brosse à dents, mais que j’ai fait une demande de congé sans salaire. Ne pas être accusé d’absentéisme est nécessaire, parce que nous avons été éduqués par la bureaucratie des institutions budgétaires.
Quand la fuite a commencé, dans une panique peu glorieuse, personne ne savait quoi prendre, parce que tout semblait inadapté à un état de guerre – et où trouver une valise qui contienne toute votre vie ? Par miracle, j’ai pris mon violon, au dernier moment – la veille, j’étais rentrée du travail malade et épuisée et je l’avais opportunément laissé dans l’entrée, à portée de main.
Ce que je regrette le plus, ce sont les instruments. Depuis des années, j’ai collectionné des violons pour les donner aux élèves dont les parents n’avaient pas les moyens de leur en acheter.
Mon second instrument, le violon que je tiens de mon professeur, a probablement rejoint son précédent propriétaire, quelque part dans l’orchestre céleste. A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, il attendrait son exécution, parmi d’autres kamikazes, dans un camp de concentration. Enfant, je ne savais pas ce que ça signifiait.
Comment réagirait-il en apprenant que l’histoire se répète et que ceux qui se vantaient le plus de leur victoire jouent à présent le rôle des envahisseurs nazis ?
C’est avec de la peine que je pense que le violoncelle de mon fils est mort. Il était tout neuf, il avait seulement une semaine. J’ai toujours traité les violoncelles comme des gens bien, intelligents – leur âme profonde et pensive est enclose dans une coque fragile, inconfortable.
Evacuation
Trois jours d’un voyage épuisant vers nulle part et nous nous retrouvons dans un hôtel glacial, entre les montagnes. Les murs pleurent à l’intérieur : ils sympathisent avec notre statut de personnes déplacées. Trois jours sans sommeil, ponctués de chocs répétés, quand on déroule les nouvelles et qu’on appelle les proches. Ce périple sans destination précise était comme un lancement dans la nuit de l’espace.
Je me souviens que mes enfants et moi sommes tombés d’une voiture, dans une rue dont nous ignorions jusqu’à l’existence – des extraterrestres dépeignés, aux grands yeux effrayés et aux membres tremblants. Le dimanche, des gens bien habillés sortaient de l’église, en bavardant et riant. Une dissonance telle que j’avais envie de les tirer par la manche et de crier : « Avez-vous la moindre idée de ce qui s’est passé là-bas ? »
Guerre
Dans les cauchemars les plus absurdes, on n’aurait pu imaginer la canaillerie sans précédent de l’attaque et la rapidité des événements. En quelques jours, les Russes se sont répandus comme une terrible infection dans les ruelles endormies de nos villes. Le seul fait que des combats aient lieu dans nos quartiers, les plus policés de l’univers, semble encore absolument irréel. Des milliers de gens, y compris nos proches, se sont retrouvés piégés par l’occupation.
Il s’avère que le pire, dans la guerre, n’est pas les tirs mais le fait que notre vie moderne, civilisée, est comme brutalement débranchée. On se trouve précipité dans l’obscurité, le froid et l’isolement. Toute humanité est emportée d’un coup et on devient une sorte de créature primitive, totalement inadaptée à cette belle boîte de béton. Un paquet de pâtes coûte plus qu’un lingot d’or ; un seau d’eau est plus précieux que les vins les plus fins et, quand on peut capter un signal avec son téléphone, c’est presque comme l’arrivée du Messie. Dans la guerre, notre éducation civilisée ne fait que nous entraver.
Désorientés, cachés sous des escaliers ou dans des granges, étourdis par la canonnade, mes proches me demandaient ce qui se passait et ce qu’il fallait faire. Je cherchais des informations sur le moyen de sortir du piège. J’essayais de me rappeler où étaient les banques d’alimentation et les céréales, comment protéger les fenêtres. La conscience d’être impuissante et coincée dans une situation sans issue me tenait éveillée la nuit.
Les gens perdaient l’espoir en même temps que l’électricité, l’eau et le gaz. Ils essayaient de sortir de la ville occupée, sous les balles. Beaucoup se sont fait tirer dessus, surtout dans les voitures. On n’a pas permis d’enterrer les corps, qui ont été minés. Je n’ose pas penser au nombre des civils morts, quand on pourra faire le décompte de toutes les victimes. Les morts gisent au milieu des rues, dans les voitures criblées de balles, dans les cours. « L’abonné ne peut recevoir votre appel pour le moment », et cet épouvantable « Comment vas-tu ? » qui n’a pas été lu. Mon cœur bat la chamade – tous mes élèves et mes connaissances ne sont pas entrés en contact, alors qu’il était possible de partir.
Musique
Pendant longtemps, je me suis concentrée sur la résolution des problèmes de survie de mes proches, avec un certain succès. Mais le moment de l’échec est arrivé. Je fais le numéro de mon cher Heorhii Petrovych. Il dit qu’il est content de m’entendre et je lui promets la lune s’il accepte de quitter Kyiv. En vain. Avec la spontanéité détachée des enfants et des vieux, il demande « Peut-être veux-tu venir me jouer du Mozart ? ». Cette question innocente est pour moi un coup de poignard, elle m’atteint physiquement – j’ai compris que notre vie, que tous ses espoirs et aspirations, tout ce que nous avons construit, est en ruine, éparpillé par le vent comme des bouts de papier, piétiné par une horde russe stupide et venimeuse qui pendant des siècles n’a rêvé que de s’approprier les terres voisines et de les saccager, à défaut de les conquérir.
En essayant désespérément de reprendre mon souffle, tandis que des larmes coulaient sur mes joues, j’ai dit au professeur que je voulais seulement le sauver comme un précieux trésor, témoin d’un monde civilisé. « Continue à jouer » et je ne peux plus répondre, à cause des spasmes perfides qui paralysent ma poitrine. Est-ce que la musique peut vaincre la horde de voleurs arriérés mentaux qui sont venus non seulement prendre ma terre mais aussi détruire la culture, la liberté et la civilisation et nous rayer de la carte ? Que dire du bacille de la peste, dont l’objectif est d’envahir et d’assassiner ?
Parfois je prends mon violon sans pouvoir me concentrer. Des pensées effrayantes s’échappent, mon cœur bat vite, un désespoir poisseux murmure que ça n’a pas de sens.
Quelque part, le long de la frontière qui divise l’Europe en une zone pour des gens confiants en un avenir confortable, et une autre pour ceux qui n’ont pas droit à la sécurité, des collègues souriants organisent des concerts « pour la paix, l’amitié et toutes sortes de bonnes choses » et ils fraternisent hypocritement avec les représentants de la « grande culture russe ».
Des dames et des messieurs respectables débattent du moyen de ménager la chèvre et le chou et de sauver la face ou leurs devises ; ils font des collectes pour apaiser leur conscience, et c’est une voie sûre – ils aident les autres sans pour autant faire beaucoup d’efforts. J’espère qu’on se souviendra de leurs contrats auxquels il est si dur de renoncer, et de leur coup de pub ensanglanté.
Pendant ce temps, nous sommes ici, serrant nos malheureux archets avec une rage impuissante. Nous faisons tous nos efforts pour surmonter l’envie d’échanger nos places avec eux, afin qu’ils finissent par comprendre que le missile pointé sur votre ville ne laisse pas de place au compromis. Nous avons besoin de préserver nos rêves et notre humanité, même si nous devons temporairement troquer l’archet contre un mortier, en attendant le temps où on aura besoin des muses plutôt que des fusils. Nous sommes condamnés à vivre dans l’intervalle entre un quart de ton au-dessous du do et 9 cents au-dessus du la.